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Entretien avec Thomas Gilbert

Entretien avec Thomas Gilbert

Depuis combien de temps travailles-tu dans l’Education Nationale, quels postes as-tu occupé ?

Je suis fonctionnaire depuis maintenant 14 ans (ça rajeunit pas). J’ai été Conseiller Principal d’Education pendant 10 ans dans différents établissements scolaires (en lycée professionnel, en collège, en zone d’éducation prioritaire) et j’occupe maintenant un poste de direction depuis 4 ans dans lequel j’ai une mission de conseil et de formation, auprès des établissements scolaires, sur les questions de sécurité et de violence. Je suis aussi intervenu comme consultant auprès de structures spécialisées dans l’accueil de jeunes difficiles comme les Centres Educatifs Fermés, qui sont conventionnés avec le Ministère de la Justice ou des Internats Educatifs.

Quel est ton parcours à l’ADAC et ce parcours t’a-t-il apporté des choses dans ton cadre professionnel ?

Je venais du kung fu ; j’ai une ceinture noire 3e dan et un Brevet d’Etat d’Educateur Sportif dans cette discipline, dans laquelle j’ai fait de la compétition. J’ai modestement pratiqué d’autres disciplines : viet vo dao, krav maga. Je suis entré à l’ADAC en 2006. Je cherchais une méthode de self-defense avant tout crédible et des cadres dirigeants qui savaient de quoi ils parlaient. J’ai tout de suite été conquis par le professionnalisme et la convivialité à l’ADAC ! Je suis formateur en Boxe de Rue et pour les stages CATS ; j’ai aussi donné pendant longtemps des cours d’Amazon Training car je trouve cette discipline vraiment très intéressante. Je coordonne maintenant l’activité des clubs de l’ADAC du secteur Ouest.

D’abord, les stages avec Eric Quequet ou Robert Paturel m’ont énormément appris pour contrôler mes propres émotions en situation de stress, puis pour gérer des situations sensibles dans mon métier.

Le deuxième effet, c’est que ça a conduit à me faire reconnaître professionnellement et c’est ce qui me permet de développer une culture de la prévention des risques et de la sécurité dans les établissements ou même auprès de certains décideurs. Un des premiers stages que j’ai animé pour des chefs d’établissements de collèges et de lycée avait pour thème la gestion de crise. On venait de se présenter et j’ai simulé une attaque avec un acteur armé d’un pistolet factice. Personne n’était prévenu et je n’étais pas certain que mon idée passerait bien auprès de ce public pas vraiment habitué à ce genre de méthode de formation. En fait, tout le monde en redemande !

En quoi consiste le métier de conseiller pédagogique, comment est-on amené à se préoccuper des questions de sécurité dans un établissement scolaire ?

Je fais partie d’une Equipe Mobile de Sécurité Académique (une académie correspond en gros à une région) et je suis personnel ressource pour ce qu’on appelle dans notre jargon le « climat scolaire ».

J’ai plusieurs missions :

Premièrement, je suis amené à intervenir avec une équipe d’agents de prévention en cas de situation de tensions dans les écoles, les collèges et les lycées, par exemple suite à un fait de violence important comme l’agression d’un personnel ou dans les situations de blocages de lycées par les élèves qui sont particulièrement chauds. Dans ce cadre, je travaille sous l’autorité du Conseiller Sécurité du Recteur d’Académie, et en lien avec les forces de l’ordre présentes sur le terrain.

Deuxièmement, en tant que personnel ressource, je suis contacté par des professionnels dans les établissements qui veulent être accompagnés ou conseillés sur des questions de prévention ou de gestion de violence, ou même dans le cas de poursuites judiciaires : la procédure pénale n’est pas très simple à comprendre.

Troisièmement, j’assure des formations pour différentes catégories de personnels (les professeurs, les CPE, les surveillants, les directeurs) : gestion des conflits, prévention des intrusions, gestion et communication de crise, harcèlement et délinquance liée aux nouvelles technologies : internet ou les réseaux sociaux.

Je travaille donc dans les établissements scolaires mais aussi en lien avec des partenaires : Police, Justice et des chercheurs au niveau international, ainsi qu’avec la délégation ministérielle de prévention et de lutte contre les violences scolaires dans le cadre de dispositifs innovants. La question de la sécurité à l’école est dans le débat public en France depuis les années 90. On a évoqué pour la première fois dans les médias et chez les politiques l’existence de la violence dans les établissements scolaires. Comme dans n’importe quel lieu qui reçoit du public, il y a des conflits dans les écoles et ça dégénère parfois, malheureusement, en violences. On retrouve par exemple, dans des archives, dès le XVIIIe siècle, l’intervention de la garde nationale, baillonette au bout du fusil, dans un lycée prestigieux de Paris : les élèves étaient en train de pendre par la fenêtre de son bureau le directeur… cette forme de violence semble avoir disparu depuis !

En 2009, il y a eu un nouveau plan national de lutte contre les violences scolaires qui a créé de nombreuses réponses au niveau juridique. Les Equipes Mobiles de Sécurité ont été créées à cette occasion ainsi que d’autres dispositifs pour aider les établissements scolaires. Il restait à former les personnels et les fonctionnaires de l’Education Nationale sont nombreux : il y a donc du boulot !

La sécurité physique des usagers est évidemment une préoccupation majeure de tous les responsables. On sait que plus l’environnement est sécurisant pour un jeune, mieux il réussit scolairement. C’est donc important de tout mettre en œuvre pour garantir des conditions d’apprentissages dans un climat scolaire serein. On s’inspire beaucoup ce qui existe au Québec ou dans certains pays d’Europe du Nord.

On dit souvent que la délinquance adolescente a augmenté, partages-tu cette opinion et si oui, peux-tu nous donner des exemples ?

Si on prend les statistiques des mineurs mis en cause par les services de police ou de gendarmerie, c’est certain : la délinquance des mineurs a augmenté, de manière constante depuis les années 70. Après, ça mérite décryptage : il y a 50 ans, un gamin qui faisait pipi dans le bénitier de l’église du village se prenait un coup de pied au fesses par le curé et on en restait là. De nos jours, le curé porte plainte…

On observe cependant une baisse de la délinquance des mineurs, depuis 2010. Pour ce qui est des violences dans les écoles, collèges et lycées, ce que je trouve le plus impressionnant, c’est l’existence d’un cycle que l’on observe tous les ans : très peu de violences à la rentrée scolaire en septembre et ça monte légèrement jusqu’aux vacances de la Toussaint. Entre la Toussaint, ça redescend puis ça remonte jusqu’aux vacances de Noël. On pourrait penser que ça va repartir au calme au retour en Janvier mais non, ça grimpe de plus belle jusqu’en février. Le nombre de faits diminue ensuite jusqu’à la fin de l’année scolaire. Cette courbe est observable tous les ans, dans toutes les régions. Les premières statistiques nationales datent de 1993. Entre cette période et maintenant, le nombre de violences a peu évolué, même s’il a légèrement augmenté mais ça dépend beaucoup des territoires (rural/urbain/centre-ville/zone urbaine sensible…) et des types de violence. Il y a par exemple de rares établissements scolaires où il y a régulièrement des intrusions de personnes extérieures adultes, agressives, que les personnels doivent gérer à l’accueil. Dans d’autres, le problème va être les jeux dangereux entre jeunes, dans la cour de récréation : on voit bien que ça appelle des réponses très différentes à la fois en terme de prévention, mais aussi de gestion à chaud.

Ce qui augmente, c’est les vols de téléphones portables, parfois avec violence, le nombre de filles auteurs de violences y compris en groupe, et d’une manière générale, les violences véhiculées par les réseaux sociaux : on a beaucoup parlé du happy slapping et c’est toujours d’actualité.

Je vois tout l’intérêt de faire des stages CATS pour les ados, de manière à se confronter à différents types de situations réalistes et pour ne pas se retrouver démunis ! Les jeunes qui sont témoins sont souvent traumatisés de ne pas avoir su comment réagir.

La drogue est elle très présente dans nos cours de lycée ?

Si on parle bien des lycées (publics ou privés), la réponse est catégoriquement oui. Avec des phénomènes de mode quant au moyen de consommation et parfois des mises en danger. Dans certains établissements, ça entraîne une forme délinquance liée à l’argent généré par le trafic dans ou aux abords de l’établissement, mais c’est minoritaire et souvent concentré sur certaines zones géographiques ciblées. L’alcool aussi est présent. On en parle moins, mais ça fait à mon avis à peu près autant de ravages.

Les phénomènes de racket sont-ils toujours aussi récurrents qu’avant ; on en parlait beaucoup à une époque ?

La réponse est dans la question : « on en parlait beaucoup ». On estime à environ 2% le nombre de jeunes victimes de racket dans leur établissement. C’est déjà beaucoup, mais c’est très minoritaire par rapport à d’autres types de victimation comme les insultes ou le phénomène de l’intimidation, qu’on nomme aussi harcèlement et qui est vraiment un fléau. Certains jeunes se font chahuter toute la journée par un groupe de « gros dûrs » : vexations, mises à l’écart du groupe, petites claques derrière la tête et ça continue le soir sur internet ou par le biais téléphones portables.

Les auteurs choisissent leurs victimes sur un schéma de rapport prédateur – proie qui est assez intéressant à analyser : c’est le même procédé qu’utilise un agresseur pour choisir sa victime dans le cadre d’une agression stratégique. Ça pousse certaines victimes à ne plus venir à l’école, beaucoup développent des pathologies ou des conduites suicidaires, y compris bien plus tard à l’âge adulte. Différentes enquêtes du FBI aux Etats Unis ont établi que 80% des auteurs de tueries scolaires de masse, ceux qu’on appelle les ‘’school shooters’’, avaient été victimes de ce genre d’intimidations.

Vous arrive-t-il de trouver des armes ? de quel type ?

Oui, régulièrement. Dans un lycée professionnel, des élèves avaient même détourné les machines qu’ils utilisaient en cours pour fabriquer des tonfas et les revendre ensuite dans leur quartier ! Ce qu’on trouve le plus, ce sont les couteaux. La plupart du temps, les jeunes qui les détiennent n’ont aucune idée de la dangerosité de l’arme qu’ils portent mais ils sont prêts à se rendre à une bagarre organisée à l’avance, avec leurs couteaux. On trouve aussi des bombes à gaz lacrymogène, et de plus en plus de pistolets à bille, avec une puissance balistique importante qui fait que ce ne sont pas de simples jouets, et plus récemment des matraques télescopiques ou des shockeurs à contact électrique (différents du Tazer qui est un pistolet à impulsion électrique et qui permet un tir à distance).

Y a-t-il de nouvelles formes de délinquance ? Quel est le sentiment des enseignants par rapport à tout cela ?

Les professeurs se sentent souvent démunis et plutôt concernés par les problèmes de violence. Les personnels sont parfois victimes d’agressions physiques et souvent d’agressions verbales, mais les victimes des violences à l’école sont à plus de 80% les élèves et les professeurs y sont sensibles et tentent de trouver des solutions. Les violences ont lieu dans certains lieux des établissements scolaires, et c’est souvent hors de la classe : dans la cour, les vestiaires des gymnases ou les WC.

Certains jeunes enseignants, souvent amenés à enseigner dans des établissements scolaires compliqués en début de carrière, pratiquent en loisirs un sport de combat ou une discipline de self-defense. C’est une très bonne idée : l’ADAC propose une approche intelligente pour gérer les violences, mais aussi la période avant le passage à l’acte : la pré-agression. C’est évident qu’on ne peut pas mettre les doigts dans les yeux ou un coup de poing dans la gorge à un parent d’élève même énervé.

Comment s’entraînent les gens chargés de la sécurité ?

Il y a différents profils chez les personnels chargés de prévention. Ceux qui travaillent sur des territoires où il y a régulièrement des situations de violence doivent pour moi incarner l’adage suivant : « pour se faire respecter, il faut être respectable ». La plupart sont sportifs et pratiquants de sports de combat à la base. Dans les premiers recrutements, c’était même vivement conseillé.

Pour ma part, la garde passive est devenue une seconde nature tellement je l’utilise face à des individus agressifs. Idem pour le hérisson, la garde passe-partout et les barrières. Il peut nous arriver de devoir contenir un individu et les techniques s’apparentent à ce qu’on apprend en Lutte de Rue.

La formation continue est ciblée avant tout sur la médiation et la gestion des conflits. Les agents chargés de prévention n’ont pas de pouvoir d’interpellation et ils ne peuvent agir que dans le cadre strict d’une situation de Légitime Défense s’il y a usage de la force. Si une situation entraîne des poursuites pénales, l’agent a intérêt à être droit dans ses bottes : les avocats n’iront pas par quatre chemins pour mettre en cause le professionnalisme d’un agent du service public et invoquer un usage abusif de la force.

Différents stages sont organisés parfois en lien avec des partenaires : gestion de crise à l’Institut National des Hautes Etudes de Sécurité et de Justice (des simulations de crise grandeur nature sur un plateau de crise qui ressemble aux bureaux de la Cellule Anti Terroriste de la série 24H chrono), certains ont même eu droit à des stages à saint Astier, à l’Ecole Nationale des Officiers de Gendarmerie ; j’ai eu des cours en psychologie criminelle très intéressants aussi.

Comment cette expérience de situations impacte-t-elle ton rôle de formateur à l’ADAC ?

C’est ce qui m’avait particulièrement plu à travers les premiers articles sur l’ADAC que j’avais lu dans un magasine spécialisé : l’ADAC prévoit déjà une approche très réaliste et évolutive des situations d’agressions qui existent dans la réalité. Lorsque je discute avec d’autres formateurs de l’ADAC, je m’aperçois qu’on est d’ailleurs vraiment sur la même longueur d’ondes par rapport à cette approche. C’est clair que je suis très exigeant là-dessus dans les situations pédagogiques que je propose et j’encourage tous les pratiquants et tous animateurs à être fidèle à cette approche. Pour que ce soit de la self-defense et non pas un sport de combat, il faut travailler sa vigilance, repousser son degré de stress, mêler des échanges verbaux lors des assauts et mettre l’accent sur la variabilité du type de situations travaillées.

Je pense que c’est un des secrets de la réussite : chercher toujours à s’adapter rapidement à chaque nouvelle situation.

Aurais-tu une anecdote à nous raconter ?

Je garde un souvenir amusé de celle-ci que je raconte souvent à mes stagiaires : J’étais dans un lycée avec une collègue et on nous signale deux jeunes d’une vingtaine d’années, un garçon et une fille, qui se sont introduits dans l’enceinte de l’établissement, pendant la récréation ; le garçon serait particulièrement agressif et les surveillants craignent que ça dégénère. On s’approche en se disant qu’il vaut mieux attendre la remontée en cours des élèves pour ne pas théâtraliser notre intervention, ce qui ajoute habituellement de la tension pour tout le monde. Le jeune, bien baraque, est excité, mais on estime qu’il n’y a pas de risque de violence physique dans l’immédiat.

On garde donc le couple à vue et une fois que tout le monde a quitté les lieux, on se dirige vers eux, alors qu’il discute avec un petit groupe d’élèves à l’air apeuré. On s’aperçoit alors que le jeune homme qu’ on veut raccompagner tient une bouteille de whisky (on n’avait rien vu avant), et il semble évident qu’il est sous l’emprise de différentes substances. J’ai le réflexe « garde passive » et je m’adresse à lui de manière courtoise en vue de le diriger vers l’extérieur du lycée. Le jeune homme est tout de suite agressif, refuse de me suivre, me menace clairement en avançant et me demande finalement « tu veux te battre ? ». La collègue qui m’accompagnait ce jour-là savait que je donnais des cours de boxe et elle a répondu à ma place au type, d’un air super moqueur , « ah, j’aimerais bien voir ça ». D’un coup je me suis senti très seul en comprenant que l’ego du type en avait pris un coup, et qu’il allait vouloir nous prouver que c’était un vrai dur à cuire. Il a cogné sa bouteille le long d’un rebord de fenêtre et a commencé à me menacer avec ; j’ai poussé la collègue derrière moi et l’ai mise à l’écart pendant qu’un troisième collègue arrivé en renfort appelait la police.

La jeune fille a pris la fuite en appelant son compagnon qui tentait de me frapper du poing et avec la bouteille. J’ai heureusement réussi à bloquer, esquiver et surtout à remettre de la distance entre nous deux. Un petit tour de vision périphérique m’a permis de voir qu’une bonne quantité d’élèves n’était pas remonté en cours : tout le monde attendait dans le hall, téléphone portable à la main pour filmer la scène. Comme je ne voulais pas me retrouver sur Youtube le soir, je me suis aperçu en tournant autour de l’individu que son état ne lui permettait pas de garder l’équilibre. J’ai tout fait pour réussir à tenir comme ça quelques minutes avant que, fatigué par mon manège, il prenne la fuite comme il pouvait. Il a été interpellé quelques centaines de mètres après avoir quitté l’établissement par la police.

C’est une petite histoire qui se termine bien mais ça a été un ancrage positif et source d’apprentissage : C’est la réplique maladroite de ma collègue qui a été le déclencheur et on en rit encore après quelques années. On a vu la bouteille en verre presque au dernier moment et de voir aussi près le tesson de bouteille m’a appris l’humilité. Tous les enseignements appris à l’ADAC me sont venus spontanément ; c’était la première fois que je les mettais en pratique et j’ai vu combien ils étaient simples et automatiques, y compris lorsqu’on a fait la description de l’individu au téléphone, en utilisant le moyen mnémotechnique du « Caché où ? », que j’avais expliqué quelques semaines avant à ma collègue. Ça faisait peu de temps que j’avais rejoint l’ADAC et j’ai appliqué méthodiquement tout ce que je venais découvrir. Je n’étais pas là pour faire le malin ou tenter une démonstration de force périlleuse qui aurait pu mettre tout le monde en danger. Non seulement, je m’en suis tiré sans blessure, mais je pense avec le recul avoir pas trop mal géré les choses : le contexte professionnel ne permettait aucune erreur au niveau légal. On n’a pas fait le spectacle et on a montré que parfois « mieux vaut négocier que se battre ».